Vincenza Gerosa
TABLIER ET SABOTS

d’après Albarica Mascotti

 

Prière
Sainte Vincenza
tu as accueilli avec une foi pure,
dans le plein abandon de toi même à la volonté divine,
la mission qui t’a unie à Bartolomea.
Aide-nous à dépouiller notre foi
de tout rationalisme
ainsi qu’elle recouvre cette intelligence d’amour,
cette force d’intuition et d’activité
cette sensation du divin
qui jaillissent d’un cœur projeté avec confiance
dans le mystère simple et infini de Dieu.
Accompagne-nous dans les moments difficiles,
toi, la grande obéissante que Dieu a exaltée.
Amen.

Sur les marchés

C’était un jour de marché à Iseo. Dans le chaland, qui voyageait lentement vers cette direction en quittant le petit port de Lovere, il y avait aussi Ambroise Gerosa avec sa charge de peaux fraîches de tannage et son air fier comme celui qui a fait de bonnes prévisions pour ses affaires.
En réalité les Gerosa étaient des gens honnêtes: les prix contenus et la qualité de la marchandise rendaient recherchés leurs produits, même sur les marchés les plus importants: de Milan à Venise, à Vérone, à Bolzano.
Pendant que sur le lac tombaient les premières lumières du jour, Ambroise s’abandonnait à ses pensées de chef de la maison, parfaitement taillé pour ce travail; de temps en temps il en interrompait le cours pour donner un coup d’œil à sa nièce Catherine qui s’était placée dans le coin le plus tranquille du chaland: pour prier évidemment. Son oncle le savait. Même Rose et Françoise, les deux autres restées à la maison, étaient pareilles. Bien plus, tout le village savait que les sœurs Gerosa étaient de bonnes jeunes filles, très pieuses et adonnées aux œuvres de charité.
«Pendant qu’elles sont à l’église, laissons-les tranquilles» – avait dit une fois pour toutes l’oncle Ambroise, le patriarche d’une famille qui, avec la passion pour les affaires, cultivait aussi le sentiment chrétien de la vie.
Pour les trois sœurs cette liberté était toute leur ambition. Surtout Catherine si avisée, entreprenante, droite dans sa manière de juger et déjà à même de donner des conseils, était une promesse sûre pour le commerce. Que pouvait-on désirer davantage faute d’un héritier? Ambroise constatait, avec intime satisfaction, que cette jeune fille avait vite saisi les secrets du métier; c’est pour cette raison qu’il l’amenait avec lui, même hors du pays, quand il devait négocier des affaires. Elle avait même appris de lui à écrire et à calculer de manière qu’elle pouvait bien se débrouiller au magasin.
En réalité, autrefois, elle avait été confiée aux Bénédictines de Gandino pour un peu d’instruction, mais presque aussitôt elle était tombée malade.
«C’est moi qui va t’apprendre ce qui est suffisant pour la vie»- l’avait assurée son oncle sans regret –
À ce temps-là l’instruction n’était pas très répandue surtout parmi les jeunes filles. Ambroise pouvait vraiment se réjouir des fruits de son enseignement, car pour cette nièce il aurait mis sa main au feu.
Enfin le chaland toucha le rivage entre le clapotage des vagues et le bavardage des marchands qui arrivaient déjà de la place d’Iseo.

 

La famille Gerosa

Les frères d’Ambroise, Louis et Jeanantoine, ce dernier était le père de Catherine, étaient restés à la maison occupés aux travaux de l’entrepôt et du magasin. Les sœurs Marie et Bartolomea et les nièces avec leur mère, Jacqueline Macario, complétaient la famille patriarcale des Gerosa. Un autre frère, Salvatore, s’était orienté dans la vie en manière différente.
La famille des Gerosa était arrivée à Lovere, en venant de la Brianza. Elle prévoyait de meilleures chances dans un village situé au bord du lac et au confluent des vallées. En effet, pour sa position, les activités commerciales y florissaient dès les anciens temps. La longue appartenance de Lovere à la République de Venise, dont les gloires désormais allaient s’éteindre vers la fin du dix-huitième siècle, les avait développées.
Toutefois les Gerosa étaient parmi les familles économiquement les plus chanceuses. Mais ils ne se renfermaient jamais égoïstement dans leur bien-être et ils ne l’étalaient non plus. Tout au contraire! Leurs repas étaient sobres, leurs vêtements de paysans étaient sans ornements inutiles. Ils ne désiraient point les raffinements de leur rang, pas même dans l’éducation de leurs filles.
Tout allait à l’avantage des nombreux pauvres qui frappaient à leur porte et d’où personne ne sortait les mains vides – comme disaient les habitants de Lovere -. Pour les Gerosa c’était un devoir chrétien indiscutable celui de garder la porte toujours ouverte.
Dans cette maison, à quatre pas du port, avait grandi Catherine; elle y était née le 29 octobre 1784. C’était l’aînée de Jeanantoine et de Jacqueline Macario. Ici, d’après l’exemple de ses oncles, elle s’était bien vite habituée à vaquer aux soins du ménage, mais aussi à “transporter le bois, à cribler le blé, à préparer la colle pour le tannage, à travailler dans le jardin potager”. Et ses sœurs la suivaient. Du travail il y en avait pour tout le monde, car les Gerosa avaient aussi des terres et des maisons avec des métayers.
Peu à peu, comme ses oncles, Catherine s’était habituée à prévoir les besoins qui se cachaient dans les maisons des alentours. Bien plus, il en était né une compétition entre ses sœurs. Rose, la plus timide, suivait les pas de Catherine, tandis que Françoise savait se débrouiller: elle chargeait sur ses épaules un peu de bois et se dirigeait vers les demeures les plus pauvres, en affrontant avec aisance les regards étonnés des passants et elle n’hésitait même pas, si le besoin l’exigeait, à demander l’aumône à d’autres personnes.
Elles se remettaient des fatigues quotidiennes avec quelque visite à l’église Saint George ou à Sainte Marie où il y avait une Sainte Messe. Elles concluaient toujours leur journée de travail dans la chapelle des Clarisses, en restant à genoux sur le pavé, entre la première colonne et les bancs, jusqu’après le son des cloches de l’Ave Maria. Le dimanche, enfin, était tout pour elles. Elles s’habillaient en robe de fête et, joyeuses comme les cloches, elles couraient à la Messe, puis avec quelques amies elles faisaient des œuvres de charité.
A l’intérieur de cette maison, que l’on aurait enviée pour beaucoup de raisons, tout n’était pas facile. Il y avait-là des tensions et des souffrances comme il y en a partout et même accentuées, étant donnée la structure patriarcale de la famille.
Les désharmonies y étaient et on peut facilement l’imaginer si l’on pense aux rapports quotidiens entre Ambroise, le patriarche, et tous les autres qui lui étaient soumis: Bartolomea au caractère impraticable, Jeanantoine avec sa faible attitude pour les affaires et avec sa femme désormais étiquetée comme une femme de peu d’équilibre, peut-être à cause de quelques caprices innocents qu’elle s’accordait.
Les trois sœurs respiraient cet air d’incompréhensions réciproques et en souffraient profondément, car c’était surtout leurs parents qui devaient supporter cette situation. Naturellement les Gerosa cachaient aux regards de tout le monde l’autre revers de la médaille. Ils avaient l’habitude – comme l’on dit – de laver leur linge sale en famille.

 

Devant le Crucifix

Pour Catherine arriva le soir d’un jour triste. Les yeux pleins de larmes, retenues avec force, elle avait attendu ce moment pour se renfermer dans sa chambre et pleurer devant le Crucifix qu’elle garder sur la commode comme sur un autel.
Ce jour-là son père, malade depuis quelque temps, venait de mourir. Plusieurs affections, pensées et nostalgies se débattaient dans son âme et elle repensait à la souffrance qu’elle avait en voyant son père laissé de côté par ses frères, seulement parce que ses attitudes – qui d’ailleurs étaient appréciables – ne s’accordaient pas avec les intérêts communs de la famille.
Et maintenant – pensait-elle – que serait-ce de sa mère déjà si mal vue de ses oncles? Et que pouvait-elle faire ou dire en sa défense, elle qui était l’aînée des filles, mais qui avait alors seulement dix-sept ans?
Elle regarda à travers le voile de ses larmes les plaies du Crucifix et la paix commença à descendre dans son âme. Le Christ se taisait, supportait en continuant à aimer, et pardonnait. Etait-ce la réponse?
Après ce trouble, revinrent les journées de travail, le va et vient des marchés reprit, mais à la maison l’air se faisait toujours plus lourd.
Comme Catherine avait prévu, la mort de son père fut seulement le commencement d’une longue séquence de coups très durs. A l’improviste Françoise tomba malade et mourut. Elle était un seul cœur avec Catherine et elle fut regrettée de tout le pays comme un ange de bonté. Un autre jour Catherine et Rose durent saluer leur mère que les oncles ne toléraient plus en famille. Avec quel déchirement dans le cœur elles l’aidèrent à rassembler ses choses et ensuite la virent sortir, pauvre, sans défense, de la porte d’où sortait tant de charité! La décision des Gerosa, dont on ne connaît pas les vraies raisons, reste toutefois incompatible avec leurs convictions chrétiennes.
En vérité, les deux filles avaient décidé de suivre leur mère et de partager avec elle la demeure, le travail et les privations auxquelles elle n’était pas habituée, mais elles furent dissuadées et invitées plutôt à l’aider dans ses nécessités avec ce qui leur appartenait. Et elles firent vraiment ainsi, après avoir contemplé, comme d’habitude, mais bien plus longtemps le Crucifix.
Pour rejoindre leur mère, elles durent recourir à une tante maternelle, car on leur avait même défendu la consolation de lui rendre quelques visites. Il fallut bien des années et une grave maladie de la belle-sœur pour persuader les Gerosa à retirer cette défense aux deux filles. Elles purent alors l’assister en s’alternant près de son lit et en lui exprimant toute leur tendresse filiale. Elles lui prodiguèrent tous les soins possibles, mais l’espoir d’une guérison s’affaiblissait toujours davantage jusqu’à s’éteindre dans la nuit du 8 février 1814.
Les deux sœurs désolées renfermèrent dans leur cœur cette profonde souffrance, mais aussi le réconfort de la dernière bénédiction de leur mère.

 

Une vraie dame de la Charité

Peu à peu les emportements de l’ouragan napoléonien s’éteignaient et, un jour, à la fenêtre de la mairie les habitants de Lovere virent flotter le drapeau autrichien. A la suite des gouvernements et des guerres, le village était profondément signé en toutes les expressions de son existence, au point que – comme racontent les chroniques – “aux familles ne restaient que les larmes, s’étant tari même le sang des fils”.
Aux occurrences causées par les évènements politiques et militaires, entre 1814 et 1818, se sont ajoutées d’épouvantables calamités naturelles. Tout a commencé par un été de pluie, d’inondations, d’étranges chutes de neige, qui ont compromis les récoltes et réduit à la faim beaucoup de familles. Avec la famine se sont diffusées ensuite des épidémies de typhus et de variole qui ont décimé les villages.
Pour les plus malheureux habitants de Lovere, la maison des Gerosa devint un espoir. Si quelqu’un y était allé à l’heure du repas, il l’aurait trouvée pleine de pauvres. De longues files de personnes sous-alimentées et émaciées descendaient même des vallées jusqu’à Lovere, de manière que toutes les rues fourmillaient de mendiants.
Malgré tout, les Gerosa, qui étaient très circonspects dans l’administration et bons épargnants, avaient encore des possibilités, même si réduites, et ne lésinaient jamais envers ceux qui souffraient la faim.
Ces fâcheuses occurrences passèrent aussi, en laissant dans les familles de profonds déchirements. En même temps l’âge et les fatigues commencèrent à abattre la constitution robuste des Gerosa, trois desquels, l’un après l’autre, – entre 1822 et 1824 – s’en allèrent, après avoir perpétué dans leurs dernières volontés cette attention envers les pauvres que les habitants de Lovere avaient toujours bénie, malgré l’ombre du grand tort qu’ils avaient fait à leur belle-sœur.
Désormais, dans cette grande maison ne restaient que tante Bartolomea avec son perpétuel grognement et les deux nièces décidées à faire de la charité leur idéal de vie. Avec plus de liberté, à présent, Catherine se faufilait leste et furtive dans les rues et dans les sentiers, en disparaissant derrière les portes des maisons où se cachait quelque besoin. Avec amabilité et discrétion, elle en prenait note et puis… arrivaient les langes pour le nouveau-né, le vin pour le malade, le maïs pour la faim des enfants, le lit pour le garçon qui grandissait, la remise d’une dette, l’ordre d’un ouvrage pour faire gagner un artisan, l’aide pour ouvrir un magasin dont elle devenait cliente, le nécessaire pour se mettre en ménage, et pourquoi pas? même quelques leçons de vie pour celui qui courait sur une mauvaise route.
«Moi, je n’y serai plus, mais cette maison deviendra un sanctuaire»- répétait une pauvre mère de famille, en indiquant une grille d’où Catherine l’appelait d’un signe de sa main, pour lui enfiler dans son bras un panier plein de choses à manger et d’autres choses encore.
En effet, souvent quelque pauvre femme, le sac de la farine caché dans son panier, s’attardait devant cette porte, poussée par les larmes de ses enfants et en même temps craintive de trop oser. Catherine qui les guettait à travers la grille, les prévenait alors débonnairement:
«Vous n’êtes pas capables de demander, il faut bien manger, laissez ici votre sac».
Derrière ses libéralités, il y avait toutefois des histoires secrètes, des renoncements personnels et des sacrifices, mais elle seulement et le Crucifix le savaient, car elle faisait tout disparaître avec de belles manières aimables et discrètes en vraie dame de la charité.

 

Une jeune amie

A Lovere l’oratoire féminin, si recommandé par l’évêque de Brescia, Mgr. Gabrio Nava, dans une de ses lettres pastorales, n’existait pas encore. Même le curé Rusticiano Barboglio, en remarquait l’urgence pour la jeunesse de la paroisse, mais il fallait avoir des personnes et des moyens.
En y pensant, il se souvint que Catherine s’occupait déjà des jeunes filles. Anselma, petite couturière qui venait de Castro, Marie, Louise et une autre Marie, qui étaient des jeunes filles très exubérantes qu’il fallait bien préparer pour la vie, fréquentaient souvent la maison des Gerosa pour le dîner ou pour quelques petits services qui étaient des “savoir faire” de Catherine pour les dérober aux risques de la route; d’autres, déjà bien orientées, telles que les Omio, les Bosio, les Gallini, se réunissaient périodiquement pour prier ensemble, pour s’animer dans le service du Bon Dieu.
«En outre – dit enfin don Barboglio qui avait l’œil et le cœur de pasteur – je me convaincs toujours davantage que le Seigneur a des projets particuliers sur Catherine».
Bref, il avait l’impression que c’était la personne juste. Un jour, en la rencontrant, il lui communiqua ses intentions.
«Il s’agit tout simplement, pour le moment, de rassembler les jeunes filles le dimanche, de prier ensemble, de leur offrir quelques loisirs».
Catherine ouvrit immédiatement la porte de sa maison et aussitôt, les fillettes du pays accoururent dans la belle terrasse en la remplissant de voix et de joie. Ce joyeux va et vient ne déplaisait même pas à tante Bartolomea, même si parfois elle se laissait échapper quelque grognement. Au fond elles ne faisaient que prier, chanter,et s’amuser avec sérénité.
Peu de temps après, dans le groupe arriva Bartolomea Capitanio, une jeune fille de dix-sept ans, qui venait de sortir du Collège des Clarisses, bien éduquée, fraîche d’études et avec un peu d’expérience d’enseignement. Elle habitait avec ses parents et sa sœur Camille dans la rue des Beccarie, où la famille tenait un magasin.
Dans les rencontres suivantes Catherine comprit que Bartolomea était aussi entreprenante, courageuse, pleine de volonté de se faire sainte et de se rendre utile pour le bien des jeunes filles, ses contemporaines. C’était vraiment celle dont on avait besoin: il fallait bien donner vie à l’oratoire dans une demeure convenable, avec des règles et avec de vraies animatrices. Catherine n’était pas faite pour les choses en grand!
Tout fut vite combiné avec le curé et avec son collaborateur, Angelo Bosio. Et ainsi, un dimanche, un essaim de fillettes que la maison des Gerosa ne pouvait plus contenir, guidé par Bartolomea, se rendit, plus joyeusement que d’habitude, dans le nouvel Oratoire à côté de l’église paroissiale Saint George.
Là il y avait une vraie chapelle toute pour elles, renouvelée et meublée par Catherine et par Rose, une règle avec des devoirs bien précis auxquels avait pensé Bartolomea, des rendez-vous périodiques et même des journées de retraite et des exercices spirituels subventionnés naturellement par la famille Gerosa. Bref, il s’agissait d’un vrai Oratoire qui formait des jeunes filles chrétiennes et faisait du bien aux familles.
En attendant, Catherine regardait, avec une grande sympathie, qui augmentait chaque jour, cette jeune amie qui étant riche en qualités et animée d’ardeur apostolique, donnait les ailes à son humble initiative.
Bartolomea admirait la vie sainte de Catherine, un avertissement pour elle qui au collège, en jouant avec des brins de paille, avait promis avec une ferme décision: “Je veux me faire sainte, grande sainte, vite sainte”! Elle avait tiré au sort la paille la plus longue du bouquet et elle l’avait retenu un signe du ciel.
Après quelques années toutes les trois, les sœurs Gerosa et Bartolomea, se trouvèrent impliquées dans une autre activité de bien, dont le pays avait grand besoin. L’oncle Ambroise, à son temps, selon son testament, avait donné une belle maison tout près de la porte Seriana, avec du terrain tout autour et une splendide vue sur le lac, pour en faire un hôpital. C’est Catherine qui avait conseillé l’intention du legs que l’oncle avait décidé de faire. A présent elle croyait vraiment le moment venu de donner vie à cette œuvre.
L’édifice existait, mais il fallait l’adapter et fournir le mobilier; pour cela Catherine savait comment se comporter. S’étant accordée avec l’organisme de charité, elle s’offrit à surveiller les travaux. Dès qu’elle était libre des autres engagements, elle arrivait à la hâte sur le lieu des travaux, ‘elle voyait ce qu’il y avait à faire, donnait des ordres, pourvoyait et veillait afin que tout soit bien fait’. Dès que la construction fut achevée, on fit arriver les lits, le linge, la vaisselle et quelques jeunes filles pour donner un coup de main.
De cette façon, le premier novembre 1826 le petit hôpital, avec deux pavillons et l’autel au milieu, était prêt pour l’inauguration dont s’en aurait occupé le docteur en traitant avec quelques infirmiers. Catherine voulut confié à Bartolomea la charge d’économe et de directrice et avec elle, ensuite, elle rivalisait dans les services d’assistance. Nettoyer, refaire les lits, secourir, pénétrer dans la souffrance de chacun était la partie préférée par Catherine qui au fur et à mesure semait des paroles de réconfort, de compréhension et de foi, car – disait-elle – il faut arriver jusqu’à l’âme du malade.
Quelques années après, elle dut assister, chez elle, sa sœur Rose qui était tombée gravement malade. Le cœur brisé, en se soutenant avec des paroles de foi et en contemplant le Crucifix, elles se préparèrent au sacrifice qui s’acheva le 28 novembre 1829, en laissant seules dans la grande maison des Gerosa, Catherine et tante Bartolomea.

 

Un coup de foudre

La vie avait habitué Catherine aux sacrifices les plus pénibles et pourtant cette nouvelle souffrance, qui depuis quelque temps lui blessait l’âme, était tout à fait hors de toute prévision. Et cette fois à bouleverser ses journées, déjà si bien organisées par des espaces de prière et de dévouement à son prochain et enfin un peu plus tranquilles, c’était vraiment sa jeune amie Bartolomea Capitanio.
Catherine n’avait pas de grandes ambitions; il était suffisant pour elle le bien quotidien qu’elle pouvait distribuer chez elle, aux habitants de Lovere et des pays voisins où les affaires de famille la poussaient. Et puis son âge n’était plus celui des grands rêves…
«Nous devons vivre cachées, nous contenter du peu que Dieu veut»- s’empressa-t-elle de répondre à Bartolomea, dès qu’elle s’aperçut qu’elle avait un étrange projet dans l’esprit. Mais, comme s’il n’était rien, un jour Bartolomea le lui mit sur un papier tout clairement en lui écrivant ainsi:
«… Je désire ardemment le moment où je serai unie à vous pour opérer à la gloire de Dieu et à l’avantage du prochain». Enfin elle la voulait comme sa compagne dans la fondation d’une congrégation qui puisse assurer un futur à ce qu’elles faisaient déjà. Une chose en grand selon Catherine, qui la surprit comme un coup de foudre et la troubla profondément.
Mais surtout les mots qui concluaient le discours de Bartolomea, augmentèrent son agitation: «Mettons-nous entre les mains du Seigneur, cherchons sa volonté… ne mettons aucun obstacle à son œuvre ; je ne désire pas faire des choses en grand, mais seulement la volonté de Dieu».
Même don Angelo Bosio, le directeur spirituel de Bartolomea, soutenait qu’il s’agissait de la volonté de Dieu. Catherine avait toujours adoré les dispositions de la Divine Providence et de toute façon il fallait les adorer… A présent elle se considérait plus que jamais une “pauvre femme, incapable de tout”. C’était une femme du quotidien, des jours ouvrables. Pourquoi se pousser trop? Désolée, elle raconta toute sa répugnance au Crucifix, pendant l’un de ses rendez-vous dans l’église de Sainte Marie, et devant ce visage qui exprimait son ‘oui, mon Père’, elle dut capituler comme d’habitude, sans comprendre. C’est pourquoi, lorsqu’elle rencontra Bartolomea elle réussit seulement à bredouiller:
«Je ne suis pas convaincue de cela, mais si Dieu le veut, que sa volonté soit faite».
Et elle se prépara à accepter toutes les conséquence de cette nouvelle ‘crucifixion’.
Au pays et parmi la parentèle ce consentement sembla une folie qui aurait certainement fait aller en fumée tous ses biens. Plus que tous les autres, se mit en alarme tante Bartolomea qui n’avait aucune confiance en cette œuvre, bien qu’elle aussi cachait, sous son air bourru, le cœur charitable des Gerosa.
Mais la jeune Capitanio, qui avait aussi ses luttes, conservait haute l’espérance sans crainte des difficultés qu’elle considérait un signe de la bénédiction de Dieu; au contraire elle disait à ses amies que l’œuvre ‘marchait parmi beaucoup d’épines, mais rapide et sûre’. Encouragée par don Bosio, elle était déjà en train d’écrire un programme pour l’œuvre à la manière de “Pro-memoria”.
Enfin, après tant de patience l’éclaircie arriva: tante Bartolomea, consentit au partage des biens et l’on put ainsi acheter une maison tout près de la porte Seriana, à côté de l’hôpital. Elle exigeait des travaux de restauration et de réparation, car la famille De Gaia, à qui elle appartenait, l’avait laissée longtemps en négligence et en abandon, mais l’important c’était de commencer.
«Toute œuvre a son principe – disait Bartolomea – et je suis contente qu’il soit bas et humble… Vous, Catherine, prenez du nouveau courage, pensez, parlez, opérez afin que la chose réussisse au plus tôt».

 

Juntas en el Conventino

Pour ce ‘principe’, Bartolomea et Catherine s’étaient donné un rendez-vous à l’aube du 21 novembre 1832, près de l’autel de la Vierge des Douleurs, dans l’église paroissiale de Saint George qui à cette heure-là était presque déserte. Ici le curé don Rusticiano Barboglio et don Angelo Bosio célébrèrent une Sainte Messe toute pour elles. Ensuite ils se rendirent ensemble à la maison De Gaia, le ‘Conventino’, où Bartolomea et Catherine, à genoux devant une image de la Vierge située sur une commode, entre deux bougies, promirent à Dieu de se dédier entièrement au service du prochain pour son amour.
Il y avait seulement pauvreté dans ces pièces qui manquaient des objets les plus nécessaires, mais Bartolomea se sentait ‘dans l’enceinte du Seigneur’, heureuse comme une Pâques, et elle n’aurait changé cette joie avec aucune autre chose au monde. Pour Catherine, au contraire les soucis n’étaient pas encore finis: en effet, elle dut immédiatement après, retourner chez elle pour soigner sa tante qui était tombée malade, et pour arranger ses affaires domestiques, tout en faisant quelques petits tours au Conventino pour donner un coup de main à Bartolomea qui était très occupée avec beaucoup d’engagements.
Elle revint définitivement après une quinzaine de jours, avec l’unique résolution d’obéir, de travailler et de servir, en laissant à sa jeune compagne la direction de l’œuvre.
«Tu seras la supérieure – lui dit-elle aussitôt – tu as l’instruction et la capacité, tandis que moi j’ai été éduquée sous la cheminée».
«Mais vous avez la sagesse de l’âge, l’expérience»…- répétait Bartolomea.
Il en naquit une compétition d’humilité agréable comme les ‘Fioretti’ de Saint François.
Pour toutes les deux il y eut bien vite des journées laborieuses: elles commençaient par participer à la Sainte Messe à l’église Saint George, puis il fallait veiller sur les orphelines, faire l’école, visiter les malades, courir à l’oratoire; il y avait aussi les soins du ménage, le jardin potager à cultiver, les travaux en cours d’exécution et de réadaptation de la construction.
Les ombres du soir seulement éteignaient les voix et reportaient un peu de calme au Conventino. Alors Bartolomea et Catherine se réunissaient à la lumière d’une lampe, courbées sur le livre des règles que don Bosio leur avait procuré, en choisissant celles qui avaient été inspirées par Saint Vincent de Paul. Elles les étudiaient car elles voulaient donner une forme ordonnée à leur vie. Elles avaient aussi dans leurs mains le ‘Promemoria’ où Bartolomea avait exprimé ses intentions avec beaucoup de précision: elles auraient fait tout leur possible pour aider les personnes qui en avaient besoin, en prenant comme modèle et guide Jésus Rédempteur qui est passé sur cette terre en faisant du bien à tout le monde et à la fin il accepta de mourir sur la croix pour montrer aux hommes combien Dieu les aime.
Jésus Crucifix était aussi pour Catherine ‘le grand livre qu’il fallait méditer et imiter’: la vie lui avait appris comment le lire et suivre son école. En effet, elle avait l’habitude de répéter: “Celui qui sait le Crucifix, sait tout”.
Dans les programmes elles se sentaient donc bien au dedans toutes les deux. La façon dont elles avaient posé leur vie était évangéliquement sûre: le reste serait arrivé peu à peu, en suivant les pas de la Providence.
«Tout doucement on marche et l’on espère d’établir au plus tôt ce que l’on désire» – expliquait Bartolomea aux amies qui allaient voir, peut-être pas encore complètement persuadées.
En effet, deux mois ne s’étaient pas encore écoulés et voilà qu’une jeune fille de Sellere se présente: Madeleine Giudici; elle voulait seulement donner un coup de main dans les soins du ménage, étant donné que Bartolomea et Catherine ne pouvaient arriver à tout, mais bientôt elle décida de rester avec elles comme une sœur.
Sur ce qui se passait au Conventino veillait aussi, avec le cœur d’un père, don Angelo Bosio, qui pendant ce temps accomplissait les pas nécessaires pour en obtenir la régulière approbation du gouvernement.
En attendant les journées du printemps faisaient éclater la verdure et les fleurs sur la pente de la colline derrière la maison et la vivacité des élèves dans les classes et dans la cour. Tout souriait et promettait la vie, lorsque – c’était le premier avril 1833 – Catherine vit arriver Bartolomea, après une célébration à l’église Saint George, le visage pâle, les jambes qui ne la soutenaient plus. Elle se portait très mal; elle dut se mettre au lit, se soumettre à des traitements énergiques, accompagnés par les soins affectueux et l’effroi de ses compagnes qui ne cessaient de supplier le Bon Dieu pour obtenir sa guérison, mais chaque jour elles sentaient mourir en elles un peu d’espérance.
Et pourtant, toutes les deux – Bartolomea et Catherine – eurent tant de courage et tant de foi jusqu’à signer, là sur ce lit, l’acte de fondation de la Congrégation, à présenter au gouvernement. A Bartolomea ne restait qu’un mois de vie, pas même le temps nécessaire pour connaître la réponse favorable. Elle mourait le 26 juillet de cette même année avec la sérénité et la confiance des saints, mais en laissant dans une grande consternation ses compagnes, ses parents et le pays tout entier.

 

Allons en avant

Ces jours-là, les habitants de Lovere ne réussissaient pas à détourner leur pensée du ‘Conventino’. De tous les coins du pays on pouvait apercevoir la ‘petite tour’ médiévale qui semblait l’indiquer du haut de la colline. Ils regardaient là-haut et ils se regardaient entre eux avec de muettes questions. Bien plus fort était l’égarement dans la maison De Gaia. Madeleine se préparait à faire ses valises et Catherine aussi avait décidé de retourner sur ses pas et à ses habitudes. Mais les prêtres ne furent pas du même avis, ils blâmèrent ce manque de confiance dans la Providence de Dieu.
«Pourquoi penser seulement à ses propres impuissances? Ne vaut-il mieux confier dans l’aide du Bon Dieu qui avec tant de signes avait montré de vouloir cette œuvre»? -leur dirent-ils d’une manière résolue.
Cela fut suffisant pour que Catherine fît un acte de profonde humilité et, toute en larmes, renouvelât sa disponibilité.
«Je ne comprends pas… je ne vois pas… c’est Dieu qui fera tout! Je suis là, que l’on fasse de moi ce que l’on veut… mes biens aussi sont dans leurs mains».
Elle trouva encore la force pour encourager Madeleine qui était inconsolable.
En éprouvant déjà en elle une nouvelle énergie, elle lui dit: «le Bon Dieu nous a ôté celle qui était notre espérance, car c’est lui qui veut être l’auteur de cette œuvre. Avançons avec confiance et laissons faire à Lui». Le Conventino rouvrit les portes et la vie recommença avec toutes les initiatives projetées par Bartolomea. Dans le ménage domestique et dans les affaires, avec les orphelines et les malades, Catherine savait très bien se débrouiller, aidée par Madeleine. L’école au contraire fut confiée à Marie Gallini, une jeune fille de dix-sept ans, qui avait été éduquée, elle aussi, chez les Clarisses.
La sainte vie de Catherine était comme le ferment de toutes ces activités et, à son insu, elle attirait les âmes ‘comme un aimant’. En effet, peu à peu quelques jeunes filles vinrent au Conventino pour y rester: Claire Colombo, Marguerite Rivellini, même la maîtresse Marie Gallini, Françoise Rosa… Et la chaîne ne s’arrêta plus.
Catherine savait reconnaître immédiatement celles qui étaient vraiment aptes: elle comprenait si elles étaient disposées à ‘étudier le Crucifix’ pour apprendre de Lui à être humbles et pleines d’amour; alors elle les accueillait en disant: «Soyez les bienvenues dans notre maison». Au contraire elle observait avec une certaine perplexité celles qui se présentaient avec un petit chapeau au lieu d’avoir le fichu habituel, ou bien elles se montraient ‘trop demoiselles’. Elle se justifiait en disant humblement:
«Nous sommes de pauvres femmes, vous n’êtes pas aptes pour nous».
Ainsi, ce que Bartolomea avait seulement entrevu, commençait à prendre des contours: on avait vu arriver les compagnes qu’elle avait demandées au Bon Dieu; on inaugura la petite chapelle qu’elle avait tant rêvée; on introduisit l’observance des Règles et, pour le troisième anniversaire de la fondation, on avait préparé aussi l’habit religieux. À vrai dire, à Catherine coûta beaucoup renoncer à son fichu noir et au tablier domestique; elle disait qu’elle avait l’impression de devenir une dame avec ce nouvel habit, mais ensuite elle obéit.
On voulut aussi choisir la supérieure avec une élection régulière, et naturellement on confirma Catherine, qui sur sa fiche avait écrit: “Je nomme et élis chacune de mes filles à supérieure, car je les considère toutes capables, exceptée moi seule”.
Don Bosio l’aidait à conserver vif l’esprit que Bartolomea voulait imprimer à sa Congrégation. Il entretenait la communauté avec des conférences périodiques.
«J’aime pouvoir vous parler… je tiens beaucoup que vous appreniez bien l’esprit de la Congrégation – disait-il – j’aurais tant de choses à vous dire, mais il suffit que vous en pratiquiez bien une: suivre Jésus, notre maître et modèle».
Le Conventino voulait marcher sur ces traces.

 

D’autres appels

Justement, lorsque la communauté voulait se diriger vers une vie régulière, dans l’été 1836, survint une épidémie de choléra. Le pays fut immédiatement dans l’appréhension, puisque les cas se multipliaient.
Catherine, toujours attentive aux besoins des personnes, comprit que le moment était venu de pratiquer la charité à laquelle la petite communauté s’était vouée.
Elle réunit ses cinq compagnes, fit avec elles une lecture sur l’Evangile de cette occurrence et leur communiqua sa décision, sans obliger personne à la suivre.
«Le Bon Dieu – dit-elle – à présent vient nous visiter sous forme de cholérique. Si quelqu’une de vous désire les assister, qu’elle aille. Quant à moi le devoir et l’amour envers eux m’appellent…».
Et elle se mit immédiatement à leur service; elle renvoya les jeunes filles à leurs familles, elle arrangea ailleurs les malades et à l’hôpital elle accueillit les cholériques qu’elle soignait comme ‘les vraies images de l’aimable Rédempteur’. Même la députation communale, émue pour tant de courage et de foi, s’en alla, vivement reconnaissante pour sa disponibilité.
Evidemment les autres sœurs suivirent la supérieure.
«En la voyant – confia Madeleine – je me sentis les ailes aux pieds, tout en ayant un peu de peur de la maladie».
Mais Catherine les observait afin qu’elles eussent toutes les précautions nécessaires et qu’elles fassent alternance entre elles dans la fatigue. Elles étaient jeunes et quand elles étaient sur la brèche, elles ne savaient se mesurer.
Toutes furent préservées de la contagion et, après cette fâcheuse occurrence, même les plus méfiants à l’égard de la religion, se demandaient où elles avaient pu puiser tant de générosité.
Non seulement à Lovere, mais aussi dans les pays et les villes des environs, c’était comme si au Conventino un phare s’était allumé. Les autorités civiles et ecclésiastiques à qui était arrivé l’écho de ce dévouement, commencèrent à penser comment pourvoir aux enfants restés orphelins pendant l’épidémie et aux jeunes filles abandonnées à elles-mêmes.
En peu de temps et à l’improviste don Bosio trouva sur son bureau les premières demandes de sœurs de la part de don Charles Botta de Bergame et du chanoine Jacques Correggio de Treviglio engagés à faire front à ces nouveaux besoins.
Le problème était comment communiquer à Catherine cette nouvelle perspective de vie pour le Conventino, tant elle était loin de supposer une telle chose et rétive à faire connaître le bien que l’on faisait. Le curé et don Angelo essayèrent avec bien de tact de lui faire une petite allusion seulement pour sonder le terrain. Mais elle comprit à demi-mot et, presque épouvantée, elle donna libre cours immédiatement à toutes ses perplexités. ‘Ce n’était pas là son intention… si elle avait su… Sa niche et celle de ses filles c’était Lovere… ici elles avaient assez d’occupations… la chose ne pouvait avoir bon résultat… que l’on n’en parle plus’.
Il s’agissait, cette fois, de sa responsabilité à l’égard de ses compagnes qu’elle n’aurait jamais éloignées d’elle, ni exposées à des situations imprévues et dangereuses. Ils la laissèrent avec ses opinions, en respectant son silence qui dura quelques mois.
Enfin, après plusieurs moments de prière devant le Crucifix et l’encouragement de l’évêque de Brescia qu’elle avait consulté, elle réussit à dire:
«Si le Bon Dieu veut ainsi que sa volonté soit faite».
Elle avait compris que, après tout, cette ouverture inattendue de l’horizon était vraiment la bénédiction que Bartolomea avait espérée.
«Bartolomea était une aigle» – admit-elle humblement.
Elle se retira, donc, résignée dans sa chambre, prit la plume et écrivit: «Mon adorable Sauveur, je désire puiser de votre cœur ces sentiments et les graver dans le mien. Bien éloignée de me laisser vaincre par mes répugnances dans cette sainte œuvre, je me consacre à elle avec une ardeur renouvelée. Je ne viserai qu’à vous dans mes actions et ne chercherai que de vous servir avec fidélité. Les plus pauvres seront, en manière toute particulière, l’objet de mes soins et je reconnaîtrai vous-même dans chaque malheureux et pauvre. Moi bienheureuse, si je pourrai conclure mon chemin dans une œuvre si sainte».
Elle replia la petite fiche et la mit dans son livre de prière pour la garder sous ses yeux. C’était sa nouvelle remise à l’œuvre, le scellé de son engagement à la faire florir, comme sa compagne en avait eu l’intention, en acceptant aussi cette perspective du futur, pour elle impensable: une Congrégation pour tout temps et pour tout lieu.
En effet, le 21 mai 1837 commença l’exode du Conventino. Deux sœurs et deux jeunes aspirantes furent envoyées à l’Institut Sainte Claire de Bergame, parmi les enfants de l’école maternelle; ensuite d’autres partirent pour s’établir à la maison des filles dévoyées à Bergame et à l’orphelinat de Treviglio. «Vous avez un vaste champ à cultiver – leur écrivit-elle – que je serais heureuse de courir pour partager avec vous toutes vos fatigues».
En réalité, il y avait beaucoup de fatigues dans ces débuts toujours très pauvres. Il y avait aussi tant de travail et même beaucoup de faim dont elles ne voulaient aucunement en parler, mais elles restaient toujours contentes.
«Que de pitance pour si peu de pain!» – exclama l’une d’elles en voyant dans le plat seulement une grosse tige de cèleri.
Le soir elles se contentaient d’un petit bout de chandelle placé au milieu de la table pour corriger les devoirs et préparer les leçons pour le jour suivant. Mais à cause de ce dévouement et de ces sacrifices, les enfants possédaient une école, les orphelines une maison, les jeunes filles un accompagnement dans la vie, les malades des soins et du réconfort.
En attendant, tel qu’un jeune arbre, la Congrégation continuait à produire de nouvelles branches dans la province de Bergame et même dans celle de Milan, de Brescia, de Cremona, appelée par les malheureuses voix du besoin, pour témoigner la charité de Jésus Rédempteur.
Les départs pour les missions se faisaient toujours plus nombreux, mais les files des jeunes filles qui voulaient être les compagnes des premières, augmentaient continuellement. Catherine s’émerveillait aussi de cela; elle n’aurait jamais osé de prévenir la divine Providence, car «c’est le Bon Dieu – disait-elle – le maître des cœurs; c’est lui qui les touche et les appelle. L’œuvre est à Lui et il sait ce qui lui est utile. Laissons faire à Dieu».

 

Un nouveau nom

Le 14 septembre 1841, s’annonçait comme un grand jour pour le Conventino. Dès l’aube les rues de Lovere fourmillaient déjà de personnes venues même des pays voisins. Les cloches carillonnaient et l’église paroissiale Saint George était parée comme les grands jours de fête.
En réalité, l’évènement était vraiment inhabituel dans le pays. Il s’agissait de l’inauguration officielle de la Congrégation, qui avait enfin obtenu la reconnaissance pontificale. Il y avait aussi l’évêque de Brescia Mgr. Charles Dominique Ferrari et le délégué provincial de Bergame, et l’on avait préparé plusieurs discours pour rendre plus solennelle la circonstance.
La nature, sur le fond du Conventino, revêtait les couleurs de l’automne et, dignes dans leur costume, étaient aussi les neuf sœurs qui, suivies de six novices et de neuf postulantes, descendaient vers l’église paroissiale, en procédant – comme précisent les chroniques – modestes et joyeuses, d’un pas humble et décidé selon les sentiments de leur cœur. Le faîte de la cérémonie fut la Profession religieuse des neuf sœurs qui reçurent aussi un nouveau nom. Catherine fut appelée sœur Vincenza et fut aussi confirmée dans la tâche de supérieure, bien qu’elle eût tenté de se retirer et de laisser à d’autres sœurs cette responsabilité.
«Je suis vieille – disait-elle – je sais seulement gâter l’œuvre de Dieu; je ferai tout ce que je pourrai, j’aiderai, mais en sujet».
«Cette confirmation – dit l’une d’elles – fut la seule épine de cette très belle journée». Mais ensuite, elle aussi chanta le Te Deum avec les autres, pendant qu’en procession elles remontaient vers le Conventino et la foule les suivait avec une commotion générale. En particulier – racontent les chroniques – on voyait les larmes aux yeux à ceux qui avaient une fille, une sœur, une parente parmi les religieuses.
Par un tel acte, le Conventino avait fait connaître son identité de nouvelle famille religieuse dans l’Église et, désormais, tout le monde pouvait constater que l’esprit courageux de Bartolomea passait toujours davantage dans l’âme de sœur Vincenza, en s’amalgamant très bien avec son humble sentiment.
Mais là-haut, Bartolomea semblait encore s’amuser à lui jouer quelques tours de coquin. En attendant, elle s’était fait connaître au Tyrol autrichien par sa biographie qui était arrivée jusque là on ne sait comment, traduite même en allemand. De cette façon elle avait non seulement adressé à Lovere d’autres compagnes, mais elle avait aussi provoqué le désir de la présence des religieuses dans ce diocèse. En effet, en peu de temps, elles furent dans les hôpitaux de Rovereto, de Arco, de Trento.
Ensuite la voix du besoin se leva aussi de la Vénétie et les sœurs arrivèrent à Legnago et à Rovigo.
Désormais, on continuait à frapper à la porte du Conventino et, parfois, se présentaient des personnages éminents qui voulaient voir la supérieure dont ils avaient entendu parler avec une grande admiration. Souvent ils la trouvaient avec le tablier et les sabots dans le jardin potager, où elle arrachait l’herbe, ou bien à la fontaine pour rincer le linge et à entasser le bois, à vernir une porte et même à nettoyer les pommes de terre dans la neige faute d’eau. Le vice-roi Rainier, venu avec sa suite, la vit paraître devant lui avec son tablier pleins de tessons.
«Voilà la vieille – disait-elle alors à celui qui insistait pour la voir, sans se préoccuper d’ôter son tablier,- quand vous avez vu une vieille, vous avez tout vu». Et ceux-là, au lieu de s’émerveiller d’un si étrange accueil, s’en allaient convaincus d’avoir rencontré une sainte. Évidemment elle visait à détourner cette attention qu’elle voyait se créer autour de sa personne.
«Avec le fondement d’une telle humilité, la Congrégation ne pourra périr» – s’exclama Mgr Jacques Freinadimetz, vicaire général du diocèse de Trento, en observant ses manières humbles pendant le rendez-vous qu’il avait eu avec elle.
En effet, la Congrégation produisait partout des fruits de bien et sœur Vincenza, à laquelle en arrivait la nouvelle, s’en réjouissait en concluant toutefois avec promptitude et avec bien de conviction:
«C’est la main de Dieu qui fait tout. Nous ne sommes que de pauvres femmes».

 

En sainte compagnie

Sœur Vincenza jouissait pour le bon service que les sœurs rendaient au prochain, toutefois la pensée de ces ‘filles lointaines’ de Lovere, au contact de tant de misères, parmi de continuelles fatigues, parfois même exposées aux périls, ne la laissait pas tranquille.
«Si je pouvais être avec elles, j’aurais moins de peine» – répétait-elle.
Elle pensa, alors, de les rappeler tour à tour pendant quelques jours au Conventino, entre le mois d’août et de septembre, lorsqu’il était plus facile pour elles de se détacher de leurs engagements. Et elles arrivaient, heureuses de rester un peu de temps avec leur supérieure qui les accueillait les bras et le cœur ouverts; et toute la maison était en fête. Puis elles partaient avec elle pour se récréer, raconter leurs expériences, pour se conseiller et pour partager les petites surprises que sœur Vincenza leur avait préparées pour les rétablir.
Tout doucement arrivait aussi don Bosio, qui leur donnait le ‘bienvenu’ avec autant de commotion.
«Enfin vous êtes revenues chez vous pour vous reposer; trop juste, trop juste, après tant de fatigues soutenues pour la charité. Le cœur aimerait vous voir plus souvent, mais à présent vous êtes là…».
Et le discours s’achevait comme toujours avec le fameux ‘sermon de la malle’- Il appelait ainsi le bagage spirituel que chacune avait emporté en quittant le Conventino et qu’il était convenable de revoir en ces jours, pour y ôter, s’il y en avait, la poussière des paresses et raviver l’élan de la consécration et du service. En parlant avec confiance et cœur de père, il les aidait à faire un peu de budget, car il désirait trop que dans leur mission elles fussent animées par le vrai esprit de la Congrégation.
Toutes étaient émues lorsque le moment de repartir arrivait. Sœur Vincenza semblait ne pas se tranquilliser. Elle se demandait si vraiment elle avait deviné tous les besoins de chacune et elle ouvrait tout grand les armoires pour voir s’il y avait d’autres choses dont elles pouvaient avoir besoin et, en même temps, elle consolait, donnait ses derniers conseils, encourageait.
Et bien que les voyages lui fussent pénibles et la santé se faisait toujours plus vacillante, elle ne renonçait pas à les rejoindre dans leurs communautés, en allant même jusqu’au Tyrol: à Arco, à Rovereto, à Trento et partout se renouvelait la fête des cœurs dans l’accueil réciproque. La compagnie de sœur Vincenza était une sainte et très humaine compagnie qui corroborait, soutenait, laissait dans la paix et dans la ferveur.
Justement on dit d’elle qu’elle était toujours et en tout poussée par la charité. Pendant ces voyages, il lui arriva aussi de répéter les gestes du bon Samaritain, ayant trouvé au bord de la route, entre Treviglio et Bergame, un homme tombé de sa voiture, sans aide.
Une autre fois il arriva à elle et aux sœurs qui l’accompagnaient, de se trouver jetées par terre par un cheval emballé. Secourues par un paysan, qui les avait observées de son champ, elles furent sauvées par miracle.
Les fatigues ne la intimidaient jamais s’il s’agissait du bien des autres et elle ne se laissait pas même abattre à cause des difficultés. Sa foi dans la Providence était si grande que lorsqu’elles arrivaient, elle avait l’habitude de se frotter les mains, puis allait vite sonner la cloche du Couvent afin de réunir toutes les sœurs dans la chapelle pour chanter le Te Deum.
«Nous devons remercier le Bon Dieu» – expliquait-elle à qui jugeait cela une chose étrange. Mais toutes savaient bien que, comme les saints, elle voyait au-delà; elle voyait toujours et partout la main sage et bienfaisante de Dieu.

 

Laissez-moi aller

L’année 1847 arriva déjà pleine d’engagements puisqu’il y avait en cours quelques pratiques pour de nouvelles fondations, parmi lesquelles la maison, rue Saint Bernardin à Bergame, où, sous la direction intelligente et dynamique de la supérieure sœur Annonciade Carminati, floriront ensuite de différentes œuvres et même un noviciat.
«Carminati, Carminati, – avait insisté sœur Vincenza en la lui confiant – je vous recommande la pauvreté autrement la maison ne durera pas».
En effet, elles commencèrent par se faire prêter une marmite pour le premier dîner.
Sœur Vincenza ensuite vit partir ses religieuses destinées à l’orphelinat de Romano Lombardo, mais cette fois de son lit à cause des infirmités dont elle souffrait depuis quelque temps. Elle voyait en outre ses pieds gonflés.
«Voilà les signaux – disait-elle en constatant la gravité de sa santé – si à présent Dieu me veut avec Lui, je suis contente».
Elle pensa, donc, à arranger les affaires matérielles pour ne pas laisser ses sœurs dans les difficultés et confia la direction du Conventino à sœur Crocifissa Rivellini, maîtresse des novices, qu’elle estimait pour ses capacités et son bon esprit. Elle l’aurait voulue un peu moins sévère. Pour cela, un jour l’ayant appelée près de son lit, elle voulu lui lire quelques recommandations, qu’elle avait préparées avec soin dans un bout de papier, sur la manière de traiter les sœurs. Une vraie pédagogie de la charité fondée sur la compréhension, sur l’amabilité, sur le respect réciproque, sur les méthodes de direction personnelle, sur l’attention à l’âge et aux besoins, un “vade-mecum” précieux qui toucha profondément sœur Crocifissa.
Toutes les sœurs lointaines auraient voulu être là, même pour un seul instant, dans cette chambre pour recevoir une parole, une bénédiction; elles leur firent savoir qu’elles désiraient, au moins, quelques ‘souvenirs’, à retenir par cœur. Sœur Vincenza les contenta et leur rappela le commandement de l’amour: «Aimez-vous réciproquement, soyez indulgentes les unes envers les autres, et vous aurez la bénédiction du Seigneur», et elle conclut ainsi: «Le Bon Dieu vous accorde la grâce de bien employer le temps de votre vie, afin que l’on puisse un jour toutes ensemble le louer dans le ciel».
Bien que rétive, elle dispensa des ‘souvenirs’ même à d’autres personnes qui étaient venues la visiter et qui les lui demandaient avec insistance.
«Rappelez-vous de prêcher Jésus Christ et non pas don Paul» – recommanda-t-elle à un prêtre qu’elle avait particulièrement aidé.
Et au délégué provincial:
“Soyez toujours un magistrat juste et charitable”!
L’un de ces jours-là, l’infirmière, sœur Catherine Bianchi, entendit s’adresser une demande bien étrange:
«Est-ce que les sœurs sont-toutes à dîner?».
«Oui, on ne voit plus personne autour».
«Alors je vous prie de porter, ici près de moi, sœur Marie Zoja».
Cela fut vite fait car sœur Marie, âgée de 25 ans, déjà gravement malade, était désormais réduite à un petit tas d’os. Elles se rencontrèrent un éclair de joie dans les yeux, puis il y eut entre elles un très doux entretien qui, selon sœur Catherine, aurait attendri même les pierres. Elles parlaient du Paradis et elles s’encourageaient à partir volontiers. Enfin, sœur Marie demanda la bénédiction et, en la saluant, la supérieure lui dit tout bas:
«C’est vraiment à toi d’aller la première au Paradis, adieu sœur Marie, dans huit jours, peut-être, serons-nous mortes toutes les deux».
Puis, en suivant désormais seulement cette pensée, sœur Vincenza voulut que l’on mette en fête la chambre, demanda l’extrême onction et le viatique, et elle vécut les dernières journées qui lui restaient dans un profond recueillement, en chuchotant des prières.
Elle parvint ainsi au matin du 29 juin. Après avoir reçu l’Eucharistie, qu’elle avait demandée avec insistance, elle semblait s’assoupir, lorsque on l’entendit exclamer:
«Laissez-moi aller, laissez-moi aller!»
Où? – lui demanda-t-on. «Au Paradis, au Paradis!»
Puis elle serra le Crucifix entre ses mains, en fixant en Lui le regard et le cœur et, en prononçant les noms de Jésus, Marie, Joseph, elle expira. Il était dix heures et l’Eglise célébrait la solennité des Saints Pierre et Paul. Sœur Marie l’avait précédée de trois heures et vraiment huit jours s’étaient écoulés d’après leur joyeux entretien.
Sœur Crocifissa, les larmes aux yeux, prit aussitôt la plume pour en donner l’annonce aux autres communautés: «La sainte, la pierre fondamentale de la Congrégation vient de mourir, mais elle nous a plusieurs fois assurées, qu’au Ciel elle aurait prié pour toutes et que le Bon Dieu nous accompagnera toujours si entre nous règnera la charité et l’harmonie…». Elle s’en était allée en les laissant héritières de ce tablier et de ces sabots, dont elle se réjouissait, signe de son service humble et passionné.
Devant la porte du Conventino se forma immédiatement un va et vient continuel de personnes qui voulaient la voir, lui confier encore quelque peine, pleurer son départ, car – disaient-elles – c’est comme s’il venait de mourir la mère de tous.

 

Après elles

Bartolomea et Vincenza avaient quitté ce monde en promettant que du Ciel elles auraient veillé, plus qu’avant, sur la Congrégation.
La Providence de Dieu, en effet, accompagna son chemin, en ouvrant toujours de nouvelles routes à sa mission de charité parmi les enfants, les jeunes gens, les malades, les personnes âgées, les plus pauvres et les plus abandonnés.
En 1860 les sœurs furent appelées au Bengala (Inde) et depuis ce moment il n’y eut plus de limites pour leur mission. A présent la Congrégation a un caractère international et opère, outre qu’en Italie, dans d’autres Pays européens (Espagne, Angleterre, Roumanie), en Asie (Inde, Bangladesh, Myanmar, Japon, Israël, Népal, Turquie), en Amérique (Argentine, Brésil, Pérou, Uruguay, Californie), en Afrique (Zambia, Zimbabwe, Egypte).
Fidèles à leur origine, les sœurs s’engagent à suivre “les exemples que nous a laissés Jésus Rédempteur” en se faisant témoins et signes de sa charité active et d’oblation dans la consécration à Lui et dans le service pour le bien des prochains les plus besogneux.
Fondées sous le nom de Sœurs de la Charité, elles furent appelées par le peuple Sœurs de Marie Enfant, à la suite du simulacre qu’elles avaient reçu et qu’elles conservent à présent dans le sanctuaire annexé à la Maison générale de Milan, rue Sainte Sophie.
Don Angelo Bosio qui accompagna avec ses conseils et son œuvre, les premiers trente ans de la vie de la Congrégation, eut même la consolation de voir commencés les procès pour la canonisation de Bartolomea et de Vincenza.
Ces deux pionnières furent déclarées saintes ensemble par le Pape Pie XII, le 18 mai 1950. En elles l’Eglise propose un modèle de sainteté toujours actuel et possible pour tous ceux qui ont dans le cœur la passion pour la charité, selon le commandement et l’exemple du Seigneur.
“Va, et toi aussi fais la même chose” (Lc. 10,37).